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Amélie Nothomb: «Pour aller à Vierzon, il faut s’arrêter à la gare de Vierzon, c’est au-dessus de mes forces»

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Amélie Nothomb: «Pour aller à Vierzon, il faut s’arrêter à la gare de Vierzon, c’est au-dessus de mes forces»

Amélie Nothomb

Je prie les Vierzonnais de ne pas m’en tenir rigueur: quand le train s’arrête en gare de Vierzon, je ressens un néant insoutenable.

À l’âge de quatorze ans, en lisant Le Grand Meaulnes , j’ai découvert l’existence de Vierzon. Une ville proche d’un univers aussi fascinant promettait d’être enchanteresse. Entre Vierzon et moi, cela commençait bien.

Dix années plus tard, j’ai été publiée à Paris, et mon éditeur m’a envoyée à la Foire du livre de Brive. J’ai pris le fameux « train du cholestérol », qui s’arrête, entre autres, à la gare de Vierzon. C’était la première fois.

Depuis lors, j’ai emprunté à soixante-cinq occurrences supplémentaires (car il faut compter les retours) la ligne Paris-Austerlitz-Brive-la-Gaillarde. En tout, je me suis donc arrêtée soixante-six fois en gare de Vierzon. Certes, je n’y suis jamais descendue. Mais j’estime que soixante-six fois deux minutes de stagnation induit une forme, sinon de connaissance, au moins d’entrée en matière avec la gare de Vierzon.

Un phénomène difficile à qualifier

Par ailleurs, qu’est-ce qui est le plus péjoratif ? Connaître ou ne pas connaître ? Dans une querelle, qu’est-ce qui est pire ? Dire à l’adversaire « je vous connais » peut être aussi dégradant, voire davantage, que le pudique « je ne vous connais pas». Je ne pense donc pas aller trop loin dans la partialité en convenant que je connais peu la gare de Vierzon.

Précisons que cette ligne ferroviaire s’arrête également en gare de Châteauroux, de La Souterraine et de Limoges, sans que ces récurrences aient suscité chez moi le moindre traumatisme. La gare de Vierzon est la seule à avoir déclenché en moi ce phénomène difficile à qualifier.

Sidération ? Allergie ? Exécration ? Inquiétante étrangeté ? Tentons de comprendre.

Je mettais peut-être facilement les lecteurs de mon côté en écrivant cette évidence : la gare de Vierzon est un lieu sinistre. Il n’est même pas nécessaire de s’y rendre, on s’en doute. Il est statistiquement rare qu’une petite gare de province ne soit pas un lieu sinistre.

Du glauque de bon aloi

Ainsi, je ne prends pas un grand risque ontologique en précisant que la gare de Châteauroux est, elle aussi, un lieu sinistre. Pourtant, cela ne me dérange pas. C’est du sinistre attendu, du glauque de bon aloi. C’est dans l’ordre du monde.

Réflexion faite, il y a un adjectif qui sied mieux encore que « sinistre » à la gare de Vierzon : c’est un lieu lugubre. S’il existait une échelle du lugubre - et j’appelle de mes vœux l’existence d’une échelle aussi indispensable -, la gare de Vierzon en marquerait le degré le plus convulsif.

Sans doute faut-il analyser le contexte de mes passages réguliers en gare de Vierzon. La Foire du livre de Brive est une étape rabelaisienne dans le parcours d’une vie. Après le train du cholestérol, c’est le restaurant du confit de canard, la cantine du foie gras, le petit déjeuner de l’omelette aux cèpes, le tout arrosé d’apéritif de gentiane, de champagne, de vin de Cahors et de vieille prune de Souillac.

En prévision du week-end à la Foire de Brive, je jeûne pendant trois jours. Le train Paris-Brive démarre vers huit heures trente-cinq du matin. Les libations ferroviaires commencent vers onze heures trente. L’arrêt en gare de Vierzon se produit aux environs de dix heures trente. C’est donc le moment où j’atteins le stade critique de l’inanition, sans même oser évoquer le degré de ma soif.

Un état de dyspepsie avancée

Il n’est pas exclu que cette épreuve métaphysique associée à l’arrêt à Vierzon ait contaminé la gare d’une aura de très mauvaise humeur.

Oui. Mais ceci n’explique pas le retour. Or, dans le sens inverse, la gare de Vierzon m’est encore plus insupportable.

Si j’analyse méthodologiquement ce mystère, je ne dois pas négliger l’état de dyspepsie avancée qui est celui de toute personne qui participe à la Foire du livre de Brive pendant deux jours et deux nuits. Pâle de faim à l’aller, le voyageur est pâle de nausée au retour.

Dans le sens Brive-Paris, l’arrêt en gare de Vierzon a lieu vers vingt-deux heures trente. Je voudrais trouver les mots pour évoquer les ténèbres de la gare de Vierzon à vingt-deux heures trente, quand on a l’estomac surchargé. Sans doute vaudrait-il mieux qu’il n’y ait aucun éclairage dans cette gare. En vérité, il y en a juste assez pour montrer la profondeur du noir de la mi-novembre en cette étape ferroviaire.

Si l’on y ajoute que c’est généralement le moment où, pour des motifs qui lui appartiennent, Florence Godfernaux menace de me faire descendre du train, peut-être pourra-t-on entrevoir ce que représente pour moi la gare de Vierzon.

Je suis d’un naturel impressionnable et je souffre d’abandonnisme. Même si cela relève de la plaisanterie, la perspective d’être livrée à l’obscurité de la gare de Vierzon donne une idée précise de ce qu’est pour moi l’enfer.

Une énigme douloureuse

Une gare, ce n’est pas anecdotique. Il n’est pas indifférent que Salvador Dali ait situé le centre du monde au cœur de la gare de Perpignan. La poétesse Marina Tsvetaïeva identifie la vie à une gare. Un pasticheur de Leconte de Lisle, dont je ne parviens pas à retrouver le nom, termine un facétieux poème par ce vers : « Peut-être le bonheur n’est-il que dans les gares. »

On attend beaucoup d’une gare. C’est le seuil d’une localité. Il s’agit de ne pas vous désespérer d’avance. Je ne sais pas qui a construit la gare de Vierzon, ni en quelles circonstances elle fut bâtie. J’ai horreur du mépris facile ; il y a peut-être quelque énigme douloureuse derrière l’allure térébrante de cette gare.

Mais il me semble que j’exagère en qualifiant cette allure de térébrante et que cela la rend paradoxalement attirante. C’est que je n’ai toujours pas réussi à exprimer ce que m’inspire l’étape ferroviaire de ce chef-lieu d’arrondissement du Cher. Je prie les Vierzonnais (des gens délicieux, j’en suis sûre) de ne pas m’en tenir rigueur : quand le train s’arrête en gare de Vierzon, je n’éprouve rien. Je ressens un néant insoutenable.

Et c’est cela qui est terrible. « Chacun voit midi à sa porte »,dit le proverbe. Mais il n’est jamais midi à la gare de Vierzon : personne ne peut envisager le monde à partir de ce poste d’observation. C’est ainsi qu’il n’est même pas possible de trouver une péroraison gnomique à ma diatribe. Ce qui contribue à me rendre cette gare encore plus antipathique.

Quand la reine de l’imaginaire s’égare en gare

Entrée en fracas en littérature en 1992 avec son roman-choc Hygiène de l’assassin, Amélie Nothomb publie avec la régularité d’un métronome bruxellois : un livre par an, à la fin de l’été. 2025 n’échappera pas à la règle : le 20 août sortira Tant mieux, publié par les éditions Albin Michel auxquelles la romancière accorde son inaltérable fidélité. Celle-ci n’est pas un vain mot chez elle. Madame est connue pour ses habitudes, ses manies, ses goûts bien ancrés. Et ses dégoûts, non moins affirmés.

Si cette Belge qui a grandi en Asie et se rend fréquemment dans des tribus d’Amazonie ne déteste certes pas les voyages, elle cultive une aversion singulière pour certains lieux de passage. La gare de Vierzon, par exemple, qu’elle traverse tous les ans en novembre lorsqu’elle se rend à la célèbre foire de Brive (encore une tradition bien établie chez elle). Quand nous lui avons demandé quelle serait sa destination de cauchemar, elle n’a pas beaucoup hésité.

Non sans se départir de cette ironie et cet humour qui sont sa marque de fabrique. «Je suis sûr que certains écrivains vont vous répondre qu’ils ne veulent surtout pas aller dans une destination touristique avec plage de sable fin et eaux translucides pour que vous les envoyiez là-bas ! De mon côté, je vous supplie de ne pas me forcer à visiter la gare de Vierzon, mais de me laisser vous dire pourquoi je redouterais d’avoir à le faire. » Une proposition qui ne se refuse pas...

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